SPORT en TÊTE : UN DEMI-SIECLE D’EXPERIENCE
du SPORT en PSYCHIATRIE
Henri BERNARD, 20 septembre 2007
Pendant que se déroule dans le magnifique golfe de Gênes la 16e édition de Voile en Tête, je vais vous parler de l’expérience de Sport en Tête, l’association française que j’ai l’honneur de présider. En un demi-siècle, elle a su se forger un savoir-faire et une philosophie, pour la promotion du sport en psychiatrie. Elle a été mêlée aux débats sur la désinstitutionalisation, sur les thérapies institutionnelles, sur la psychiatrisation, sur la réinsertion, sur l’éthique du sport.
Je vais donc tenter, sur une trame chronologique, de repérer quelques idées-forces sur son parcours. _____________________________________________________________
Le sport est une vieille affaire en psychiatrie, ce depuis l’Antiquité, mais les rencontres sportives inter-hôpitaux en sont une application assez récente.
En France, elles trouvent leur origine dans l’immédiat après-guerre. Le contexte est une grande misère des asiles et la rébellion croissante contre cet état de choses. L’initiative se repère dans le champ de ce qu’on a pu appeler la psychothérapie institutionnelle, mais pas dans la lignée saint- albanaise.
On peut l’illustrer par l’œuvre de Georges Daumézon, un des grands psychiatres français du siècle, juriste, syndicaliste, ancien éclaireur. Il avait consacré sa thèse de doctorat au diplôme d’infirmier en psychiatrie. Il présida le premier syndicat de psychiatres des hôpitaux. Il nomma et défendit la psychothérapie institutionnelle («l’utilisation thérapeutique de la vie sociale ambiante », expliquait-il). Il était médecin-directeur à l’hôpital de Fleury-les-Aubrais, près d’Orléans.
L’enjeu était de déverrouiller l’asile. De le restituer au potentiel thérapeutique que lui avaient assigné les aliénistes d’antan. Car l’asile était devenu milieu très fermé, bondé, figé dans ses groupes et ses fonctionnements, pathogène en somme.
Daumézon avait connu les CEMEA, mouvement d’éducation sorti du Front Populaire de 1936, qui cherchait à donner forme au nouveau monde des loisirs, à organiser les colonies de vacances par exemple, à professionnaliser l’animation. Avec les CEMEA, Daumézon mit en place en 1949 les premiers stages pour infirmiers psychiatriques.
En même temps, Fleury-les-Aubrais organisait dès 1948 des rencontres de football et de basket- ball avec l’hôpital parisien de Ville-Evrard, puis avec les équipes de Rennes et du Mans.
Tout cela entrait dans une entreprise concertée de réanimation. On affichait alors cinq objectifs :
- Faire bouger les patients oisifs
2. Dynamiser les malades, dynamiser le personnel
- Resocialiser par le jeu
- Diminuer la ségrégation malades / personnel
- Ouvrir l’hôpital sur le milieu
Sur fond de déverrouillage de l’asile, on voit ainsi se dessiner les fonctions possibles du sport en psychiatrie :
- une fonction éthique : respecter le patient, assumer le soin
- une fonction médicale, hygiénique, soignante, de base
- une fonction éducatrice, de responsabilisation (presque de réhabilitation sociale) du patient
- une fonction institutionnelle éminente : l’éducation de l’asile et de ses personnels
- une fonction sociale : promouvoir l’éducation (et la santé) par le sport
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- L’impulsion est décisive, que reprend Gaston Fellion, médecin-directeur de l’hôpital de Mayenne, voisin de Daumézon. Le tournoi de football du Mans en 1956, avec huit établissements participants, est le premier événement d’une succession ininterrompue de rencontres, jusqu’à ce jour. Soit cinquante et une années de joutes et de compétitions ! Le système se structure autour d’une identité marquée : l’association des hôpitaux psychiatriques pour le sport, et sur une assiette élargie : 27 établissements français. L’association se nomme d’abord Fédération sportive des hôpitaux psychiatriques français (Mayenne 1958); elle s’officialise en Union des associations sportives des hôpitaux psychiatriques (UASHPF 1964) ; ce n’est qu’en 1997 qu’elle se rebaptise Sport en Tête. L’association déclare pour but : «L’organisation et la législation des activités sportives et culturelles entre les hôpitaux psychiatriques ». Soit à nouveau, faire du sport et éduquer, par le levier indispensable du sport inter-hospitalier. Reprenons tour à tour ces deux objectifs. _________________________________________________________
- D’abord l’organisation. Un riche savoir-faire s’est constitué en un demi-siècle, à travers le regroupement de centaines de personnes, sur les stades, dans les campagnes, sur les eaux, et à travers la mise en place des compétitions. Cela peut sembler aujourd’hui désuet ou pittoresque, ce fut pourtant le chemin du progrès. Il n’y avait rien d’évident dans le fait de partir en cohorte sur les routes de France. Il n’y avait rien d’évident à priori dans la mobilisation des psychotiques, ni dans la sortie des médico- légaux. Si aujourd’hui, on sait se servir de l’escalade pour les psychopathes ou des jeux moteurs pour les arriérés, c’est parce que ce mouvement s’est affermi en affrontant de multiples situations embarrassantes. A partir des années quatre-vingts, les rencontres s’ouvrent aux patients non hospitalisés. Le savoir-faire concerne les rencontres sportives certes, mais il concerne l’organisation d’un ensemble plus large, comprenant en outre l’hébergement, l’animation, la sécurité, le confort. Les rencontres inter-hospitalières ont beaucoup fait avancer les standards de ce que nous appelons aujourd’hui séjours thérapeutiques, ou séjours de rupture (qu’ils prennent ou non appui sur un motif de sport).
Les sports collectifs ont été les premiers en jeu, ils restent l’armature de nos prestations. Au football, au basket, au volley, se sont rajoutés la pétanque, le ping-pong, le ski, la natation, la voile, le vélo, la randonnée pédestre, du moins pour ce qui concerne les rencontres nationales.
La pratique sportive s’est développée encore davantage au sein des établissements. Les rencontres inter-hospitalières ont en quelque sorte lancé et autorisé des activités qui ont prospéré à la base, dans chaque hôpital. Chaque service a tiré pour soi les enseignements de la dynamique générale. Les clubs locaux ont fleuri dans l’élan national des années cinquante et soixante. Ce qui fait qu’aujourd’hui, rares sont les structures à ne pas utiliser les activités physiques et sportives. Leur variété est infinie, intégrant les sports à risque (arts martiaux, escalade, etc.) comme les pratiques les plus confidentielles (billard, montgolfière, etc.).
Lorsque compétition il y a, elle s’organise dorénavant plutôt à l’échelon régional, les ‘grands- messes’ nationales annuelles ayant été supplantées par les programmes quotidiens des structures locales. Ainsi, les rencontres nationales ont fini par perdre leur caractère de levier principal. Le label de championnats de France a disparu en 1992.
Il reste aujourd’hui cinq événements nationaux (devenus à l’occasion internationaux, depuis 1999) :
- Séjour omnisports (sports collectifs), à Bombannes, en Gironde
- Séjour de sports d’hiver, aux Saisies, en Savoie
- Séjour omnisports (sports individuels), en divers lieux
- Voile en Tête, née à Hyères en 1992, et mobile sur nos côtes
- Randonnée en Sologne (à vélo, puis à pied)
Ils représentent des organisations plus complexes, ou des plateaux plus sophistiqués, dépassant les ressources d’un seul hôpital. Ils tiennent toujours de la ‘grand-messe’, c’est-à-dire d’occasions plus rares et solennelles, de confrontations privilégiées d’équipes venues de tout le territoire, de ressourcement, de terrain de stage, de banc d’essai.
Le second but déclaré de Sport en Tête était la législation. L’association, forte de son enthousiasme et de sa vocation éducative, se proposait de faire avancer la réglementation générale sur le sport.
D’emblée, en 1963, elle échoua à se faire reconnaître comme une association sportive à part entière, pour des raisons assez byzantines (elle n’était ni une fédération dirigeante, ni une association sportive locale, qui sont les deux cas prévus par la loi française, mais une union d’associations locales, cas non prévu par la loi). Elle fut renvoyée à sa spécificité psychiatrique sans l’avoir voulu.
Le contexte évoluait pendant ce temps. En 1971 naquit, dans la mouvance des associations de parents d’enfants inadaptés, une association pour la promotion du sport chez les handicapés mentaux. Elle émanait des institutions médico-sociales, si nombreuses. Sous la dénomination plus tardive de sport adapté, elle a défendu l’éducation par le sport, le droit au sport, et l’adaptation du sport aux handicaps. C’était un nouveau venu de poids dans le panorama.
Le 16 juillet 1984, la loi Avice reprit tout le champ des activités physiques et sportives dans la société française, réglementant les organismes représentatifs, les filières d’enseignement, les équipements, et l’exercice professionnel.
Cette loi a inscrit le sport aux handicapés parmi les programmes d’enseignement. Elle a en revanche exclu les fonctionnaires (les personnels hospitaliers par exemple) de l’obligation générale d’être diplômé en activités physiques et sportives.
Sport en Tête a pu dès lors constater combien particulière reste sa place. Une loi commune est votée, mais l’institution psychiatrique est dispensée de son application (sans être invalidée pour autant dans sa pratique). Les soignants sont à part, parmi les animateurs sportifs. Comme si la pratique médicale était d’un tout autre ordre d’idées.
La demande de reconnaissance d’une qualification d’infirmier sportif (analogue à la reconnaissance qu’obtinrent les infirmiers ergothérapeutes) reste lettre morte en 1984. Soigner doit se suffire, et ne nécessite pas d’épithète...
Notons qu’à la même époque, le secteur psychiatrique est officialisé comme la mission et la structure mêmes de la psychiatrie publique. Autrement dit, le contexte est à la spécification.
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Dans la révision de ses statuts, en 1986, Sport en Tête abandonne son objectif de « législation », et rajoute par contre l’objectif de « formation » des personnels concernés par les activités sportives.
Puisque au-dehors rien ne réagit aux ambitions civilisatrices de l’association, puisqu’à l’inverse rien ne cherche non plus à la banaliser, Sport en Tête se consacre alors à son seul domaine propre, qu’elle percevra d’autant mieux.
Elle va monter ses propres actions de formation et proposer des stages, elle va trouver des alliances pour diplômer ceux qui le souhaitent, elle va se lancer dans les journées d’étude, les commissions de réflexion, et les colloques. Dans les hôpitaux, elle enseigne de proche en proche et intervient dans les écoles infirmières. Elle édicte des recommandations générales à portée nationale, pour la bonne organisation des activités sportives en psychiatrie.
Face au sport adapté, Sport en Tête cerne mieux son objet : non pas éduquer, non pas convertir au sport, non pas occuper les loisirs, non pas aspirer à l’inscription du sujet dans un club sportif tout-venant, mais simplement SOIGNER (sans que cela empêche, au passage et subsidiairement, les autres visées).
Face au sport adapté, qui représente en quelque sorte la déclinaison d’un droit individuel au sport (d’ordre général) aux milieux particuliers du handicap, le sport pour nous n’est jamais qu’un moyen. Mais quel moyen ! _____________________________________________________________
Le travail théorique s’est enquis des modalités de notre efficacité, à la fois indéniable et ondoyante.
Quel est l’effet psychotrope du sport ? On peut l’analyser sous la forme du crescendo suivant :
Contrôleur de santé |
Fonction d’hygiène |
Le sport, c’est la santé |
Aide-soignant |
Fonction de dynamisation |
Le sport met en mouvement |
Syntonisateur |
Fonction de socialisation |
Le sport met en société |
Mystificateur |
Fonction de distraction du mal |
Le sport occupe
|
Metteur en scène |
Fonction situationnelle |
Le sport cadre |
Interpellateur |
Fonction de commission |
Le sport convoque patient soignant |
Le sport est en somme une thérapeutique psychosociale. Il crée des situations thérapeutiques qui entraînent d’une part les effets les plus banals, comme l’entretien de la santé, et d’autre part une vive mobilisation qui, bien prolongée, est une grande ressource pour la thérapeutique psychiatrique. La situation est thérapeutique dans la mesure où elle dispose de concert une intention soignante, un patient, et un objectif sportif. Telle est la mise sous tension.
Le bon usage va dépendre du jeu des protagonistes dans la situation, et de la reprise des situations successives, c’est-à-dire de la mise en perspective des situations. En somme, du projet.
Projet institutionnel d’abord ; pour que le sport ne soit pas une sympathique voire inutile récréation, il faut qu’une structure de soin, un réseau, un soignant, l’aient défini comme son moyen, et tente d’articuler un programme. Projet de soin ensuite, c’est-à-dire formulation de l’intention soignante à l’égard de tel patient précis, non comme une vérité, mais comme un guide pour l’action.
Après, il faut « gérer », comme on dit, les situations. C’est là que doit s’exprimer tout le talent du soignant, qui n’est pas observateur passif, mais acteur engagé. Le soignant et le patient parcourent de concert la situation du sport, très convocatrice comme dit, mais le soignant doit garder un œil sur le projet en même temps qu’il suit le cours des événements.
Nous avons été amenés à dénommer « double jeu », au colloque de Montfavet en 2006, cet art particulier du soignant sportif, qui, sans tomber dans la diplopie, doit s’évertuer à sans cesse tempérer un aspect par l’autre. Le fonctionnement d’équipe est censé l’aider, par les permutations de rôles, par les réunions de synthèse, par l’emploi de spécialistes extérieurs, par les évaluations systématiques.
Le bon usage est le trésor de savoir-faire que des générations d’infirmiers et d’accompagnants ont construit autour du pari constitutif : s’engager dans le sport en visant le soin.
C’est ainsi que Sport en Tête se rangea à l’avis de ne pas modifier a priori les règles des sports qu’elle pratique : elle pensait préférable de ne pas « adapter » les règles, et de prendre les sports comme ils sont. Ils sont des ensembles convenus.
Autre exemple : elle eut à réfréner la « championnite » qui la menaça dans les années quatre- vingt. Déjouer les corruptions du sport est son credo, car du sport il lui faut d’abord éviter les
valences anti-thérapeutiques (culte du corps, culte du spectacle, culte du score) qui altèrent assez souvent son emploi dans notre société. Dans la « championnite », le résultat passait avant tout, au mépris des règles, au mépris des gens.
Le sport thérapeutique, on le voit, se doit d’être encore plus sourcilleux que le sport tout court !
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Le sport comme thérapie, défendu par Sport en Tête, le place parmi nos thérapeutiques certes les plus valides et les moins coûteuses. Mais, au delà, il illustre la façon dont on peut valoriser une situation, l’intensifier, l’utiliser. Cela prouve que le sport peut être une médiation fort efficace, le cas échéant à d’autres fins que thérapeutiques.
Depuis quelques années, des institutions médico-sociales, en particulier des Centres d’aide par le travail, participent à Sport en Tête, à côté des classiques institutions sanitaires (hôpitaux, hôpitaux de jour).
C’est ainsi que Voile en Tête en 1998 fut organisée sur le golfe du Morbihan par l’association Coala. Le fait que nous cultivons le sport avec sérieux et intensité permet à des partenaires moins directement impliqués dans le soin de profiter de la dynamique de nos rencontres, qui pour le loisir de ses pensionnaires, qui pour la redynamisation de projets de vie ou de travail.
Le point de vue de la réhabilitation psychosociale, on l’a compris, n’est pas l’axe que nous privilégions. Le sport thérapeutique se distingue de pratiques qui cherchent la banalisation parfaite, la mise entre parenthèses de la qualité psychiatrique, et qui aiment à se fonder sur des procédures volontiers comportementalistes.
Le sujet, et le sujet malade, sont au cœur de notre préoccupation, et la qualité psychiatrique, précisément, nous l’assumons.
Cela dit, la thérapeutique, si elle a du sens, ne se contente pas de l’éradication du symptôme, elle cherche aussi à réarmer les facultés lésées et les adaptations enrayées. Nos activités sportives quotidiennes, auprès des consultants, nous prouvent que le levier du sport aide tout au cours de la vie, pour les petits et les grand maux, et qu’il contribue à restaurer des équilibres qui semblent éloignés de sa pertinence immédiate.
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